Plus que jamais on entend dans les organisations parler de « vision ».
« Trump n’a pas de vision long terme », peut-on lire dans la presse.
« We need a strong shared purpose », annonce haut et fort tel dirigeant d’un grand groupe industriel mondial.
« Nous allons passer 6 mois à travailler sur notre vision à 15 ans », déclare un autre dirigeant.
« Bienvenue aux journées Vision » annonce fièrement un kakemono à l’entrée de ce séminaire qui rassemble les 1000 tops managers d’un grand groupe.

Pourquoi un tel engouement pour la vision ?

Certes depuis toujours les organisations cherchent à se projeter dans l’avenir, pour se définir une trajectoire et pour donner du sens à l’action. La vision est l’une des façons de faire cet exercice de projection, mais ce n’est pas la seule.
Alors pourquoi, les organisations s’en emparent-elles aujourd’hui aussi vigoureusement ?
Nous voyons dans le contexte actuel trois raisons qui rendent le concept de vision attractif : la certitude de l’incertain, la course aux talents, la fin des pyramides.

La certitude de l’incertain

La période actuelle est caractérisée par un haut niveau d’incertitude sur l’avenir.
Le terme « disruption » est omniprésent. Tout le monde cherche à « disrupter » son marché, à inventer de nouveaux usages, à innover en se saisissant avant les autres des opportunités vertigineuses qu’offre, notamment, la technologie.
C’est aussi, pour un grand nombre d’acteurs en place, un problème de survie puisque n’importe qui peut débouler sans crier gare et changer la donne.
On ne peut donc pas se contenter d’améliorer continuellement son business model.
Cette certitude de l’incertain est excitante et stimulante pour ceux dont la place naturelle est de bousculer les règles du jeu, et particulièrement angoissante pour les autres.
Pour ces derniers, surgit généralement cette question : « Mais, au fond, quel est le coeur de notre identité ?
Qu’est ce qui nous rend uniques ? Sur quoi doit-on construire notre avenir ? Sur quoi peut-on miser ? ».

Le dirigeant se voit invité vigoureusement par son board, son comex, ses salariés, ses parties prenantes,
à prendre à bras le corps le sujet de la vision, et ce de façon au moins aussi essentielle que la question de
l’innovation.
On pourrait résumer ainsi la préoccupation de beaucoup de dirigeants : « Transformer mon organisation pour
plus d’innovation au service de notre vision ».

Quand seule semble rester la certitude que tout est instable, la vision offre la promesse d’une boussole qui aide
à faire des choix, à se rattacher à l’essentiel, à orienter les énergies et l’innovation.

La course aux talents

« Je quitte cette startup prometteuse car sa seule promesse est de faire gagner beaucoup d’argent à ses actionnaires. Je la quitte alors même que je suis actionnaire ! ».
Ce type de réflexion n’est pas un phénomène isolé : les collaborateurs talentueux, que l’on s’arrache sur le marché de l’emploi, demandent beaucoup plus que des perspectives financières. Et ils ne sont pas dupes, non plus, des « Storytelling » enjôleurs, ou des promesses répétées à tout-va de « disrupter » le marché.
« Beaucoup de start-ups n’ont rien d’autre à offrir qu’un salaire de misère, une vie sacrifiée et des smoothies aux épinards » commente un dirigeant immergé au coeur de cet écosystème. Les jeunes talents ne sont pas dupes, et leur quête de sens va bien au-delà.
A l’évidence, toutes les entreprises ne peuvent prétendre sincèrement servir une cause noble – même si, au final, un fabriquant d’armes pourra en toute sincérité arguer qu’il contribue à construire un monde meilleur !

A défaut de pouvoir donner un sens noble à ce que vise une organisation, l’affichage d’une vision qui sonne juste offre un deal clair à ceux qui s’embarquent dans l’aventure : « Voilà ce que nous cherchons à faire vraiment. Si vous entrez chez nous, c’est pour contribuer à cela. Si vous avez vraiment envie de contribuer à
cela, vous allez vous plaire chez nous, et vous trouverez du sens à ce que vous faites. Si c’est loin de ce qui vous anime, mieux vaut aller voir ailleurs ».
Ainsi, dans la course aux talents, une vision sincère et clairement affichée augmente les chances d’attirer des personnes motivées par le « projet », compatibles avec la culture, et donc qui s’y’épanouiront.

La fin des pyramides

Appelez-le comme vous voulez : latéralisation du pouvoir, libération des entreprises, organisations apprenantes, holacratie, etc. Ce qui pourrait apparaître comme un simple effet de mode parle, en fait, de la disparition progressive du système hiérarchique traditionnel.

Qu’on le veuille ou non, nous sommes rentrés dans un ère « organique », où chaque partie d’un système est invitée, dans des mesures qui varient selon les organisations, à s’auto-déterminer en exploitant une sphère d’autonomie.
De plus en plus le monde de l’entreprise est complexe, ses territoires sont flous, les consignes vagues, l’autonomie érigée en valeur centrale.
« Vous devez comprendre la trajectoire de l’entreprise et contribuer à sa réussite en étant pleinement acteur à votre niveau» est l’injonction majeure que l’on donne aux managers.

Quand ils demandent des objectifs précis, on leur demande de les construire, en leur répondant qu’ils sont les seuls à pouvoir le faire.
L’entreprise organique a besoin d’une orientation puissante, centrale, qui lutte contre les forces centrifuges du quotidien, et permette à l’ensemble de converger. L’injonction d’autonomie ne peut fonctionner que si les « talents » de l’entreprise comprennent bien l’oeuvre à laquelle ils sont en train de contribuer.

Dans une l’entreprise dé-hiérarchisée, la vision est l’axe autour duquel on peut construire l’autonomie des acteurs, l’étalon à l’aune duquel tout peut être évalué.
Dans ce contexte, l’énergie consacrée à se doter d’une vision claire et sincère apparaît légitime. Il s’agit d’un exercice subtil, qui nécessite d’abord de bien bien comprendre cet objet que l’on appelle « vision ». De quoi s’agit-il au fond ?

 

Cet article est le premier d’une série d’articles sur le thème « Vision, Visioning, Visionnaire », co-écrits par Jean-Gabriel Kern et Thibault Vignes, associés de La Boetie Partners (www.laboetiepartners.com). Le sujet du prochain article sera : « Vision, de quoi parle-t-on ? »