« Je souhaite que nous donnions une vision claire aux équipes ». C’est la plupart du temps par ces mots que tout commence. Mais c’est aussi ici que les choses se compliquent.

Car tous utilisent un même mot – « vision » – pour parler de choses qui s’avèrent être, finalement, assez différentes : « Il faut que nous nous recentrions sur notre cœur de métier », « Nos équipes ont besoin de savoir où nous allons », « Soit nous réussissons à nous réinventer, soit nous mourrons », « Il nous faut un vrai projet ambitieux pour mobiliser les équipes après cette période difficile », « Nous devons préserver notre ADN et nos valeurs, c’est pour moi l’enjeu majeur »…

Toutes ces phrases évoquent bien une problématique commune : donner à voir quelque chose, éclairer sur la une direction à prendre. Elles le font toutefois sous des angles si différents qu’elles appellent une clarification des termes.

Nous proposons donc dans cet article de définir de façon précise le triptyque de concepts que recouvre le terme « vision » : la raison d’être, les valeurs, l’ambition. Ce sont en effet ces trois pièces du puzzle qui, prises toutes ensemble, offrent une réponse sincère et cohérente à la question : « Que veut-on être vraiment ? »

La raison d’être

Premier de nos trois concepts, la raison d’être d’une organisation exprime ce pour quoi et ceux pour qui elle existe. Elle répond donc à la question : « Pourquoi sommes-nous là ? ».

Formuler sa raison d’être c’est donc, pour une organisation, exprimer ce qui anime, ce qui motive profondément ceux qui s’y engagent chaque jour. Formuler sa raison d’être, c’est réussir à exprimer ce qui a du sens pour eux, et qui les conduit à mettre beaucoup d’eux-mêmes dans leur travail – raison pour laquelle sans doute le monde anglo-saxon aime employer les mots de « why ? », de « mission » ou de « purpose ». C’est aussi réussir à caractériser ce qui distingue cette entreprise, sa singularité, ce qui fait que ses salariés, ses clients, ses partenaires la choisissent.

C’est le plus souvent la raison d’être qu’il s’agit en premier lieu de saisir dans un travail de visionning. C’est pourtant rarement à elle que pense d’abord un dirigeant qui souhaite donner une vision, ou communiquer « sa » vision.

Mais justement : par définition, la raison d’être n’est pas quelque chose qui se décrète, c’est quelque chose qui vit déjà au cœur de l’organisation, que son histoire révèle de façon implicite, qui transparait dans ce que font et disent ses salariés, ses clients, ses partenaires lorsqu’ils parlent d’elle. Elle parle du réel, et c’est par rapport à lui qu’elle sonne juste ou faux.

Il y a ainsi quelque chose qui doit vibrer chez les salariés – ou futurs salariés – d’une organisation quand ses dirigeants parlent de sa raison d’être. Ils doivent s’y reconnaître, y retrouver un sens qui les anime profondément.

La raison d’être de Lego constitue un bon exemple :« Inspirer et développer les constructeurs de demainNotre but suprême est d’inspirer et d’aider les enfants à penser de façon créative, à raisonner systématiquement et à libérer leur potentiel pour façonner leur propre futur, en découvrant les possibilités infinies de l’être humain ».

Les valeurs

Etroitement connectées à la raison d’être, les valeurs expriment, elles, « ce qui est vraiment important pour nous, en termes de façon d’être et d’agir entre nous, avec nos clients et nos partenaires, afin d’incarner vraiment notre raison d’être ».

Cette définition des valeurs implique qu’elles soient autant une réalité qu’une exigence. Plutôt qu’une injonction verticale décrivant des comportements attendus, les valeurs d’une entreprise sont d’abord quelque chose que tous expérimentent effectivement en son sein ou à son contact, et ensuite quelque chose que ses membres s’efforcent de vivre toujours plus. Dit autrement, les valeurs sont une culture qui existe mais qu’il faut aussi préserver à tout prix et accroître sans cesse car elle ne saurait être perdue sans que l’organisation ne se perde elle-même.

Cette compréhension des valeurs a potentiellement de très fortes implications sur le travail de mise à jour des valeurs dans un process de visionning. Elles ne sauraient en effet être seulement l’expression de ce que le top management d’une organisation voudrait qu’elle soit, sans connexion à ce qui anime ceux qui y travaillent. Elles doivent ainsi capter quelque chose de son identité, de son ADN – même s’il s’agit encore une fois de quelque chose qu’il convient de préserver, de cultiver à tout prix ou de raviver, ce qui comporte une part d’exigence.

Coller au réel permet d’éviter ce qui se passe dans trop d’entreprises, où l’on trouve sur de belles affiches des valeurs qui se ressemblent toutes, et énoncent partout les mêmes exigences désincarnées et stéréotypées. Cela permet aussi d’éviter que l’inévitable écart entre ce qui est affiché et ce qui est vécu cesse d’être un stimulant à « devenir toujours plus ce que nous sommes » pour devenir un fossé béant disqualifiant tout discours sur les valeurs.

Le groupe Lego a formalisé six valeurs qui expriment ainsi assez bien sa singularité. Cela transpire des mots choisis : « Créativité, imagination, qualité, fun, bienveillance et apprentissage ». Cela transparait encore plus dans la façon dont l’entreprise explicite ses valeurs, dénotant une identité forte. Ainsi la valeur « Qualité » : « True to its motto ‘Only the best is good enough’, the LEGO Group has been emphasising the importance of high quality since 1932, where the founder Ole Kirk Kristiansen began making wooden toys. High quality and safe products have remained the focal point for the LEGO Group throughout the years – and it still is. LEGO products are tested rigorously to live up to the strictest safety and quality standards as well as our own high expectations. This approach has made children and adults return to LEGO products time and again ».

L’ambition

Troisième volet de notre triptyque, l’ambition répond à la question : « Que voulons-nous avoir réussi dans 5, 10, X ans ? ». Elle décrit ainsi comment l’organisation se voit dans l’avenir, le(s) grand(s) défi(s) qu’il lui faut relever dans les années à venir, les grandes réalisations qu’elle veut réussir pour survivre, rester ce qu’elle est, et se développer.

Moins stable par nature que la raison d’être et les valeurs, l’ambition s’inscrit souvent dans un horizon de temps au-delà duquel elle sera amenée à être remplacée par de nouveaux challenges. Cet horizon de temps est souvent mentionné dans la vision : on a ainsi beaucoup entendu parler de « Vision 2020 », de « Cap 2020 » au cours des années écoulées. Même à l’intérieur de cet horizon de temps, beaucoup de choses peuvent survenir sur lesquelles il n’est souvent pas possible d’anticiper. L’ambition est donc davantage un cap à tenir pour un temps donné, en sachant au besoin s’adapter aux caprices de l’océan, qu’un plan où tout serait prévu dans les moindres détails et qu’il ne resterait qu’à déployer de façon mécanique.

A contrario, les deux autres volets du triptyque cristallisant une identité, ils peuvent certes être actualisés ou révisés mais de façon plus exceptionnelle – en général lorsque l’organisation traverse une crise de modèle si grave qu’elle est amenée à explorer plus en profondeur l’essence de sa mission, de l’intention qui la guidait jusqu’ici. Elle se pose ainsi des questions qui invitent à un renouvellement, mais dans une forme de continuité.:« Pourquoi voulions-nous faire ça ? Qu’est-ce qui nous animait quand nous cherchions à répondre ainsi au besoin de cette époque révolue ? Et quand nous faisons ça, en quoi le faisions-nous d’une façon différente des autres des autres ? ».

Si c’est en général à l’ambition que pense d’abord un dirigeant qui veut mobiliser autour d’une vision, c’est souvent, le composant qui est formulé en dernier dans un travail de visioning. Pour mobiliser vraiment, l’ambition doit en effet à la fois répondre aux défis de l’environnement – en exprimant ainsi, peut-être, des ruptures ou des mises en tension par rapport à l’existant – et s’inscrire profondément dans la lignée du génie, de l’identité de l’organisation.

Les entreprises ne communiquent pas toujours leur ambition, mais Lego le fait ouvertement : « Inventer le futur du jeuNous voulons inventer de nouvelles façons de jouer, de nouveaux supports de jeu et de nouveaux business models, en tirant parti de la mondialisation et de la numérisation… il ne s’agit pas uniquement de produits, il s’agit de réaliser le potentiel humain ».

Trois composants seulement

A strictement parler, l’objet « vision » ne comporte que ces trois éléments qui, réunis, expriment « ce que nous voulons être ».

Toutefois, une vision appelle par elle-même aussitôt une mise en mouvement- qu’il s’agisse d’atteindre l’ambition, de cultiver raison d’être ou de toujours plus incarner ses valeurs. Les sceptiques demanderont ainsi rapidement un retour au tangible, exigeants des « preuves ». Les enthousiastes, de leur côté, bruleront de connaître les « premiers pas », ou de travailler à la stratégie qui permettra une mise en œuvre sur le court et le moyen-terme. Tous attendront que tout cela soit l’objet d’un suivi, dans la durée.

Sans ce retour au tangible, la vision suscitera surtout des doutes et déceptions, au lieu d’être une magnifique occasion de se mobiliser ensemble autour de l’essentiel.

Cet article est le second d’une série d’articles sur le thème « Vision, Visioning, Visionnaire », co-écrits par Jean-Gabriel Kern et Thibault Vignes, associés de La Boetie Partners (www.laboetiepartners.com). Le sujet du prochain article est : « Pourquoi avoir une vision ? »